Les hommes sont fatigués. Leurs visages ressemblent à un champ de bataille. Trous d'obus creusés, noirs comme des puits, leurs yeux mangent leurs visages. Les traits, déformés par la cruelle attente, sont gravés dans une matière molle et défaite. Leurs corps, allongés à terre pour la nuit, ne sont plus que d'immobiles enveloppes que le sommeil a clos miséricordieusement.
La lutte les a vidés, laminés. L'angoisse, la crainte de l'avenir ont envahi leurs esprits de miasmes fétides. L'espoir s'est dissout dans l'inexorable destin. Ils sont comme des enfants perdus.
Moi, je reste éveillé. Des années de travail de nuit m'ont donné cette habitude -là., cette force, je dirais. Je me sens capitaine du navire, même si le bateau a coulé. Ça sent la fin...
On n'entend rien. Quelques gémissements dus à des cauchemars, sans doute. Au loin, aussi, le feulement des voitures qui se précipitent sur l'autoroute. Les bruits familiers se sont tus. Les machines, autrefois infatigables, paraissent mortes.. La noria des camions de livraison s'est tarie..L'usine est devenue muette de stupeur, de trahison, d'abandon...L'intérêt de quelques uns a eu raison de celui du plus grand nombre Nous avons tout tenté pour empêcher la fermeture, mais rien n'y a fait, ni les négociations, ni les manifestations, ni l'appel aux autorités de la région...
La nuit est épaisse comme de la glu, trouée ça et là par la lueur mourante de quelques bidons transformés en brasero. On respire des odeurs de merguez, de fumée et de caoutchouc brûlé mêlées qui me donnent la nausée. Où est-ce le sentiment d'avoir été trompé? En désespoir de cause, nous avons piègé l'usine, menaçant de faire sauter les cuves de produits chimiques. L'ultimatum est fixé à six heures ce matin, à l'aube...
Alors je veille. Je veux voir cette aube se lever.
La voilà qui apparaît, timidement, d'abord, juste un signe. Le temps s'arrête. Même les oiseaux se taisent pour la regarder. C'est comme si l'espoir renaissait. Puis elle se fait triomphante sur la nuit, inondant l'horizon d'or rouge. Elle ressemble à celles de l'été, à l'heure où les amoureux se séparent. Mais pour nous, elle sonne l'aube de la dernière lutte. J'entends les cars de CRS arriver. Il est temps d'y aller...