C'est le jour du Livre!...Mon cœur bat...Très fort...Il chasse dans les tuyauteries le sang artificiel, et j'ai la sensation, presque oubliée, d'être vivante. D'une certaine manière, je suis vivante,... Bien que n'ayant plus de corps, à proprement parler, ni de véritables sensations. Les capteurs ne me fournissent qu'un ersatz bien pâle, si j'en crois mes souvenirs, gravés dans ma mémoire. J'ai perdu mon corps dans des événements dont je ne dirai rien ici. Je vous conterai cela un autre jour. Sachez seulement que je suis artificielle. Le seul élément vivant qui reste de moi, c'est mon cerveau. Bien à l'abri dans son réceptacle de plastique, il fonctionne à plein régime. Aujourd'hui, c'est le jour du Livre! Si j'avais un corps, je piétinerais d'impatience...Dans le silence environnant, il n'y a que le bruit des clapets anti-reflux qui jalonnent mes "vaisseaux" sanguins et celui de la pompe qui fait office de cœur...Un doux cliquetis qui rythme mes jours. Il me semble qu'aujourd'hui il est un peu plus rapide...Comme le cœur d'une jeune fille qui attend son amoureux...Pour un peu, je rougirais...
Ah...Voilà Le Livre...Un robot me le présente ouvert à la page 48, comme je l'ai souhaité. C'est un livre de poche, une anthologie de poésie que j'affectionne particulièrement, sans rien de bien particulier. Enfin presque, car, coincée entre la page 48 et la page 49, il y a ta photo, celle où tu ris à gorge déployée, la tête légèrement penchée à l'arrière. Chaque fois que je la redécouvre, à chaque Jour du Livre , j'éprouve le même choc, comme un coup à la poitrine et mon cœur artificiel fait boum boum, je crois....On dirait que tu veux croquer le monde à pleine dents. Le vent décoiffe tes cheveux et tu plisses les yeux sous les rayons ardents du soleil. Tu es si jeune, on ressent ta vitalité...Tu regardes en riant l'objectif, et j'entends ton rire tonitruant. Et surtout, tu tiens ma main. J'ai toujours la sensation en mémoire, de tes doigts emmêlés aux miens, de la chaleur de ta paume contre la mienne et de l'amour qui m'habitait à ce moment-là. La tête contre ton épaule, j'ai le regard rêveur. Pour moi, c'est le moment le plus heureux de ma jeune existence.
Nous avons pris le cliché le 13 juillet, dans l'après-midi. Avec notre petite bande, nous étions partis passer la journée au bord du fleuve. Il faisait chaud à faire fondre le goudron sur la route en flaques collantes et noires. Le bord de l'eau et sa pénombre nous avait paru le seul refuge valable contre la chaleur et l'ennui. L'odeur de vase remplissait l'air, et l'eau était d'une teinte émeraude. Parfois, un poisson faisait un bond pour gober un insect. De vieilles barques achevaient de pourrir, seules, amarrées à la berge herbue. Un bouquet d'arbres nous avait accueillis, loin de la ville et de son air étouffant. Nous, les filles, nous nous étions déshabillées et mises en maillot de bain pour griller nos peaux trop blanches au soleil. Objectif: couleur pain d'épice, mais nous allions finir écrevisse, comme d'habitude... Nous nous faisions des confidences à votre sujet en gloussant... Vous, les garçons, faisiez les fanfarons, gonflant vos biceps et faisant ressortir vos pectoraux d'adolescents. Et toi, tu étais le plus beau de tous...Dans tes cheveux blonds, le soleil jetait des reflets presque blancs, à force de blondeur. Tes yeux, assortis au ciel d'été, me semblaient les plus beaux au monde. J'aurais passé des heures à te regarder,à me noyer dans le lac limpide de ton regard. Je te guettais à la dérobée, car, timide, je n'osais pas montrer l'émoi que tu provoquais dans mon coeur tout neuf. Dans l'après-midi étouffant, les conversations faiblissaient, certains d'entre nous dormaient, même. C'est à ce moment-là que tu es venu vers moi. Allongé sur le ventre, à mes côtés, sur la couverture que quelques fourmis inconscientes envahissaient, tu as planté ton regard dans le mien et je n'ai pas pu baisser les yeux, complètement hypnotisée. Ta main a effleuré ma joue, et tu as dessiné le contour de ma bouche d'un doigt léger. Puis, tu t'es penché vers moi et, doucement, tu m'as embrassée. A cet instant, le monde a cessé d'exister pour moi. Pendant quelques secondes, nous en avons été le centre et les seuls occupants...Plus un bruit, rien que nos coeurs battant à l'unisson....
C'est de cela dont je me souviens, le jour du Livre...Mais en fait, je n'ai pas besoin de cela, je ne t'ai jamais oublié et tu accompagnes chaque jour de ma vie. Je vais dormir et rêver de toi, de tes yeux si bleus ce jour-là...
Un bruit sec retentit dans la salle asseptisée.
— C'est fini, dit une voix, je crois que cela a bien fonctionné. Sa mémoire contient un nouveau souvenir. Te rends-tu compte que nous sommes en train de fabriquer un esprit humain, avec ses souvenirs, ses sensations? C'est passionnant!. Allez, on raccroche, c'est le week-end, après tout. Je t'invite au barbecue familiale dimanche, tu viens?
Une autre voix se perdit derrière la porte que l'on venait de refermer. La salle sombra dans le noir. On entendit plus que le doux ronronnement des machines en fonction automatique.