Ici, rien ne semble avoir changé. Les vagues, immuables, viennent toujours mourir sur le sable. Et le vent joue dans mes cheveux, comme avant. Dans le ciel trop gris, les mouettes mènent leur incessante ronde sur les ailes du vent. Elles crient...On dirait des âmes en peine. J'ai envie de pleurer, pleurer sur cet immense gâchis. Pleurer sur mes défunts, ma solitude...
Je me souviens, ou plutôt je crois me souvenir. Les images s'entrechoquent, se superposent, se mélangent... Le choc fut terrible... Ce jour-là, le 11 mars 2011, à 14h46, j'ai tout perdu. Le tremblement de terre, suivi d'un tsunami, a balayé nos vies comme fétus de paille. Il ne m'est rien resté de ma vie d'avant. Pas même une photographie. J'ai fui éperduement devant la vague. Je n'ai pas eu le temps de prendre quoi que ce soit avec moi. A ce moment-là, rien ne comptait plus que de sauver sa peau.
Aïko était à l'école. Elle était partie le matin, joyeusement comme à son habitude: elle adorait l'école, ses amies et son cartable rouge. Elle en était très fière. J'avais coiffé ses cheveux de jais et lui avais mis une barrette rouge qu'elle adorait. Je ne l'ai jamais revue. La vague de 15 mètres de haut me l'a enlevée. Comme cela, le temps d'un claquement de doigts...Mon bébé d'amour, partie pour toujours. J'ai encore au creux de l'oreille sa petite voix...C'est tout ce qu'il me reste d'elle.
Haruto, mon époux, lui aussi, n'est jamais revenu de son travail...Je ne me blottirai plus dans ses bras, je n'entendrai plus son rire. Nous n'aurons plus de regards complices, quand ma mère se plaint de tout et fait semblant d'être accablée par la vie . Mon coeur est lourd, bien trop lourd. Je n'ai plus goût à rien. M'éveiller chaque matin est une corvée, m'endormir un supplice, tant il est vrai que le vide est bien plus lourd à porter que l'amour.
Je n'ai pas pu pleurer. Il m'a semblé que si je commençais, je ne pourrais plus jamais m'arrêter. Alors je porte dans la poitrine une pierre, qui a pris la place de mon coeur, et qui empêche les larmes de couler. Et j'avance dans la vie comme un fantôme. Tout est insipide, rien n'a plus d'intérêt.
C'est ici, sur cette plage, qu'il m'a demandé en mariage. Je n'y étais encore jamais revenu. C'est la période de Obon, la fête des morts. Je n'ai pas suivi les rituels traditionnels, j'avais envie d'être seule pour me recueillir. Pour me souvenir. Pour ne pas mourir. Je n'avais pas le coeur de partager danses et rires avec la famille. J'ai déposé mes offrandes de fruits et d'encens au pied de l'autel famillial et je me suis glissée dehors sans que l'on me remarque.
Assise sur la plage, je contemple les vagues. Le ressac m'emplit la tête. Le vent me fait frissonner. Le vent qui m'enveloppe comme une grande main bienveillante, réconfortante,et grâce à lui, je me sens vivante. Je reconnais mes contours. Je les avais oubliés, comme je m'étais oubliée. Ma main fouille le sable et l'odeur des embruns assaille mon nez. Je regarde les mouettes tout là-haut. Elles sont très nombreuses et volent à presque se heurter. Le vent, le vent...
Je suis le vent, le vent de césium. Depuis le tsunami, je charrie des particules nocives, mais invisibles, produites par la fonte du coeurs des réacteurs de la centrale. Je vois cette femme endormie sur la plage, du sable plein les mains. Je lui caresse les cheveux avec douceur. Elle a l'air si fragile, comme une enfant. Mais pas de celles qui jouent, le rouge au joues, plutôt de celles qui regardent la vie à travers les carreaux, sans jamais sortir dehors. Je m'amuse, je souffle sur les vagues pour qu'elles enflent, je les remue, comme une enfant joueuse et j'éparpille l'écume en dentelles d'eau. Le spectacle me remplit d'aise, je trouve ça si joli. J'emporte les mouettes sur mon dos et leurs grandes ailes caressent mes flans. Et nous crions ensemble. Je vois une forme vague émerger des flots. On dirait un homme....Mais il n'est pas seul, une toute petite silhouette semble le tenir par la main. Ils ne sont pas mouillés, comme ils devraient l'être. Ils s'approchent de la femme endormie. Je tente de les repousser, en souflant plus fort, mais rien n'y fait. Ils arrivent à ses pieds, la regardent attentivement, tendrement. L'homme tend la main vers elle...
Je me penche vers ma bien-aimée, il y a si longtemps que je ne l'ai pas vue.
—Akiko, ma fleur d'automne...Tu as le droit de pleurer, lui dis-je au creux de l'oreille.
Elle a l'air amaigrie, fragile, presque aussi transparente que moi. Pourtant, le sang bat fort dans ses veines. Je le sens sous mes doigts. Je prends ses petites mains froides, pleines de sable. Je souffle dessus, autant pour les réchauffer que pour les nettoyer et sentir encore une fois la douceur de sa peau . Aïko s'est agenouillée à côté d'elle et la regarde en souriant. Elle lui remet quelques mèches de cheveux en place et dépose dans sa main sa barrette rouge. Il est temps.
Akiko ouvre les yeux. Les cris des mouettes la font sursauter.
Je me suis endormie sur la plage et les mouettes m'ont réveillée. J'ai rêvé...Rêvé d'Aïko et Haruto, rêvé que j'étais le vent, rêvé, rêvé comme je ne l'avais pas fait depuis longtemps. Du coin de l'oeil, il me semble...Apercevoir...Je ne sais pas quoi: comme deux silouettes, une grande, une petite qui marchent dans les flots et disparaissent. Mais je ne suis sûre de rien. Pourtant, je me sens bien, étonnament bien. Il me semble que le caillou sur mon coeur est parti. Je regarde les mouettes si agitées, je regarde l'océan dont les vagues se font douces, et je me mets à pleurer...