Je marche sans me retourner, et sans regarder le paysage grandiose. Je ne vois que le chemin caillouteux, que foulent mes godillots et que frappe ,avec une régularité de machine, mon bâton de marche. J'avance comme dans un tunnel, enfermée à l'intérieur de moi-même, un pas après l'autre. Compostelle devient lointaine, comme un mirage et les paysages restent flous...
Coincée entre deux groupes, un de jeunes filles rieuses qui n'arrêtent jamais de parler, l'autre de quinquagénaires préoccupés par leur santé, je ne me lie vraiment avec personne. Je ne viens pas pour ça.
Je viens parce que ma vie, trop lourde, tourne en rond, vide de sens. Comme un robot, j'accomplis des gestes, rencontre des gens, leur parle, mais je reste à l'extérieur du monde, là, au bord du chemin. Rien ne m'atteint vraiment. Je me sens vide,insignifiante: rien pour nourrir mon âme, ni mon cœur, pourtant affamés.
Donc, je ne parle à personne, je ne vois personne. Compostelle, ma façon de me retrouver vraiment face à face avec moi-même, sans interférences, de mettre tout sur le tapis et trier, jeter, renaître à moi-même...
Il n'existe que cet homme, loin devant. Je ne vois que son dos, depuis le départ, car je ne le rejoins jamais. Inexorablement, il marche. Lui seul reste visible à mes yeux, comme un phare dans la nuit. Je ne le connais pas, mais sa silhouette attire mon regard comme un aimant, de façon inexplicable. Aux étapes, nous ne nous croisons jamais...Je trouve cela étrange, puisque le lendemain sur la route, il me devance toujours.Je ne me pose pas plus de questions, ce voyage me permet une réflexion que je ne pourrais mener dans ma vie quotidienne et j'en profite.
Ce soir-à, assise en bout de table et mangeant seule, je lève soudain les yeux, comme appelée et je le vois, là, à la porte. Il me regarde comme s'il me reconnaissait. C'est la première fois que je le vois de face. Brun, la mèche rebelle, les yeux clairs, il m'adresse un petit sourire avec quelque chose d'émouvant dans le regard, presque de la tendresse. Et ce sourire me rappelle quelqu'un, mais je ne saurais dire qui. Pourtant , mon impression persiste, lancinante. Sans doute du même âge que moi, semble-t-il, il me salue discrètement d'un signe de tête. Je ne peux quitter ses yeux, comme hypnotisée. Un bruit de vaisselle cassée attire mon attention, et quand je me retourne, plus personne. Sa disparition soudaine me stupéfie. Et le lendemain, je le retrouve marchant devant moi, comme un guide sur ces chemins pentus.
Mon existence banale me plonge dans des affres de réflexion. Quand? Comment? Les questions se bousculent dans ma tête, et je ne vois rien qui puisse me conduire à cette banalité, ces ratés. Une enfance heureuse, une adolescence sans histoire...L'amnésie planerait-elle sur mon cerveau fatigué? Il me semble tenir là quelque chose, mais je n'arrive pas à le saisir. Cela m'agace. J'y reviens sans cesse.
Au repas, mon mystérieux compagnon revient me voir, de loin, et je le vois me murmurer quelque chose que je ne comprends pas dans l'atmosphère bruyante de la salle. J'en reste ébahie. Et le temps d'un clignement d'oeil, il disparaît.
Mais que signifient ces événements? Je ne comprends rien, je tourne et retourne les choses dans ma tête, et toujours cette obsédante sensation que je sais, mais n'arrive pas à m'en souvenir. D'où pourrais-je le connaître? Ses traits, je m'en saisis et je les scrute...Oui, quelque chose m'interpelle, mais quoi?
Le lendemain, même manège. Il est devant moi. J'essaie de le rattraper mais impossible, comme dans un cauchemar. Nous sommes dans un chemin très raide, et j'avance difficilement, lui toujours devant. Il faut que je le rattrape, je veux savoir. Il arrive au sommet de la côte, et se retourne....Et là, dans la lumière crue du soleil de midi, il se révèle à moi...Comment, pourquoi l'oublier? Je ne comprends plus. Les souvenirs me submergent et me mettent une énorme claque. Mon meilleurs ami, celui du temps des premières amours, celui avec lequel je partageais tout, qui m'abandonna un soir de boum. J'ignorais alors que nos au-revoirs deviendraient les derniers, terrible vérité. Il perdit la vie ce soir-à et je crois que, en plus du chagrin qui me terrassa, une énorme colère me saisit aussi, contre lui, contre son abandon. Mon inconscient préféra l'effacer. Mais il me manquait toujours quelque chose ou quelqu'un pour être entière et heureuse...Et réussir ma vie. Et voilà que je le retrouvais enfin! Tout se dénoue en moi, une quiétude m'envahit doucement. Je m'approche et me mets à courir. Va-t-il m'attendre cette fois? Oui, et je me jette dans ses bras et je ferme les yeux. Je sens qu'il me serre contre lui, je respire son odeur, celle dont je me souviens, une eau de toilette fraîche. Il se penche à mon oreille et me murmure :" Je t'aime, je ne t'oublie pas. Continue ton chemin et sois heureuse.". Les pleurs m'étouffent, je veux le regarder encore. Mais lorsque j'ouvre les yeux, il a disparu...
Une page de ma vie se tourne enfin. Ce qui me retenait dans le passé, cette affreuse colère rentrée qui pourrissait tous mes rapports à la vie est terminée. Enfin, je vais pouvoir vivre. Sur le chemin de Compostelle, je retrouve la paix.